Hénok-ville était au commencement
Cet essai comporte deux parties. La première cherche à montrer la nécessité d’extraire le sens des textes bibliques quand ils abordent la ville. Quelle place tient la ville dans ces récits et quelles valeurs lui accordent-ils ? L’intérêt de ces questions repose sur la nécessité, plus encore aujourd’hui qu’hier, de fonder un vivre-ensemble sans conflit destructeur dans ce périmètre physique qu’est la ville y compris dans sa forme extensive contemporaine. Les dits religieux sur la ville incitent-ils la coexistence – qui est la fonction première de la ville – ou au contraire excitent-ils les passions qui font que chacun de s’é&carter des autres et, si possible, les écarter de la jouissance des chances urbaines.
Le second thème est un exercice de lecture de la fondation de la ville de Hénok par Caïn au début du récit biblique, donc des premiers chapitres de la Genèse.
Une théologie de la ville est-elle nécessaire ?
Partons d’un constat : les villes sont pleines de signes religieux. On ne peut dissocier la ville d’avec la religion ou les religions. Deux réalités qui coexistent comme phénomènes matériels et immatériels à travers toute l’Histoire, l’un appelant l’autre. Le terreau de l’un fait la vie de l’autre. Et réciproquement.
La vie quotidienne des habitants du monde entier expose cette interrelation confirmée dans les descriptions géographiques, la photographie, les arts… Toute ville a ses églises, ses temples, ses syngues, ses mosquées… ses loges maçonniques. Aucun touriste ne peut échapper à la vue d’un monument religieux.
Mais cette abondance d’informations cache un paradoxe : la quasi inexistence d’une parole religieuse sur la ville, ses buts, son aménagement, sa gestion…. Ce silence n’est pas troublé par la sociologie religieuse généralement orientée vers la connaissance des orientations et des pratiques des habitants. Ni par des textes « moralisateurs » sur les dangers ou, à l’inverse, sur les libertés de la vie urbaine. Ces recherches et cette littérature ne répondent pas à cette question simple : qu’apportent textes et les traditions théologiques à la ville dans ses formes, ses fonctions, ses rapports sociaux, ses configurations politiques… ? Mais quels messages sont envoyés et reçus par les uns et les autres confrontés à la diversités des approches dans les croyances, les rites ainsi que les conditions humaines… ?
Les réponses pourraient bien être négatives : rien ou presque rien sur la ville ou la cité. On peut en être étonné. Mais Daniel M. Weinstock en avait déjà émis l’observation : :
« À quelques rares exceptions près, la ville n’existe pas aux yeux des philosophes politiques contemporains, ou à tout le moins ne représente-t-elle pas un phénomène digne de figurer aux côtés de l’État-nation comme objet méritant une étude normative approfondie. »[1]
Ce constat peut se transposer de la philosophie à la théologie car la remarque prolonge les interrogations émises quelques années auparavant par des auteurs éminents tels que :
– Harvey Cox, The Secular City: Secularization and Urbanization in Theological Perspective (1965).
- Joseph Comblin, Théologie de la ville, Editions universitaires, Paris, 1968.
- Jacques Ellul, Sans feu ni lieu, Signification biblique de la Grande Ville, La Table Ronde, Paris, 2003 (première publication 1975).
- Jean-Bernard Racine, La ville entre Dieu et les hommes, Presses Bibliques Universitaires et Anthropos, Paris et Arare, 1993
L’analyse de ces ouvrages remarquables par leur actualité doit cependant amener à la conclusion qu’ils ne répondent pas à leur ambition propre : élaborer une théologie de la ville. Ils en maintiennent haut l’appel mais il n’a guère eu de suites..
Toutefois une ouverture nouvelle peut se lire dans la dernière encyclique du Pape François sur des questions écologiques où il introduit, ce qui est rare dans les documents pontificaux, une dimension urbaine. Mais il s’agit plutôt d’une position humaniste qui a la lucidité de voir dans la ville une des solutions aux questions de l’environnement :
« 143 … Il y a, avec le patrimoine naturel, un patrimoine historique, artistique et culturel, également menacé. Il fait partie de l’identité commune d’un lieu et il est une base pour construire une ville habitable. Il ne s’agit pas de détruire, ni de créer de nouvelles villes soi-disant plus écologiques, où il ne fait pas toujours bon vivre. Il faut prendre en compte l’histoire, la culture et l’architecture d’un lieu, en maintenant son identité originale. Voilà pourquoi l’écologie suppose aussi la préservation des richesses culturelles de l’humanité au sens le plus large du terme. … »
Et exige la participation citoyenne :
« 183 … Il faut cesser de penser en termes d’ « interventions » sur l’environnement, pour élaborer des politiques conçues et discutées par toutes les parties intéressées. La participation requiert que tous soient convenablement informés sur les divers aspects ainsi que sur les différents risques et possibilités ; elle ne se limite pas à la décision initiale d’un projet, mais concerne aussi les actions de suivi et de surveillance constante. La sincérité et la vérité sont nécessaires dans les discussions scientifiques et politiques, qui ne doivent pas se limiter à considérer ce qui est permis ou non par la législation. … »
Malgré cette intervention dans un débat mondial, définissant un objectif et une politique d’un point de vue moral, se pose toujours la question : une théologie de la ville est-elle possible et est-elle nécessaire ? En considérantque « …le patrimoine … est une base pour construire une ville durable », le Pape n’adopte pas une position théologique. Il calque son option sur celle des écologistes le plus conscients.
Il faut reconnaître cependant que la dimension théologique a son utilité, fût-ce pour donner des perspectives aux débats sur la ville. Car les doctrines comme les institutions religieuses ont pris place dans les cadres culturels qui structurent les pensées et les comportements. La culture est pleine de valeurs religieuses. Et la culture imprime les décisions personnelles, sociales, politiques. Et ici, les pensées et les actes des bâtisseurs de ville : architectes, urbanistes, décideurs politiques, citoyens, investisseurs…
Mais, l’élaboration d’une théologie de la ville n’est pas sans danger. Les dogmes religieux sont aussi des ouvertures sinon des invitations à des conflits d’une violence extrême qui ont détruit des civilisations et des populations entières. Encore aujourd’hui les croyances, les rites, les interdits, les obligations ont tous une charge d’irrationalité qui empêche de reconnaître l’égalité de l’autre qui pourtant partage le même « droit naturel » à jouir de la ville. L’accent mis sur les différences – toutes dimensions humaines confondues – est un danger réel : la vie quotidienne hic et nunc en témoigne à suffisance. Ainsi, élaborer une théologie (ou des théologies) de la ville repose – si on veut la vie dans l’urbanité – sur une grande prudence démocratique,. Ce qui renvoie au débat purement politique sur l’avenir de la cité.
Au commencement… il y a Hénok-la-ville
La vie est imprégnée de culture religieuse qu’il y ait adhésion ou refus, pratiques ou abstention. Tout le monde bute sur des principes religieux par rapport auxquels se fixent les comportements individuels et collectifs, et par-là les rapports sociaux. Ils définissent aussi, la ville.
Dès lors, un regard sur ce que dit la Bible doit interpeller. Chaque mot de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament a été et fait encore l’objet de milliers de commentaires. Mais il ne semble pas que le regard du sociologue et du philosophe se soit porté sur le mot ville rencontré au long des textes. Par le mot « ville », il faut entendre le fait urbain physique, les paroles, les conceptions, les fondements, la gestion. Il faut y distinguer les formes et les forces, entre la Ville et la Cité. En clair ce qui intéresse les sciences humaines, l’architecture et l’urbanisme. Sans négliger la philosophie fondamentale et la philosophie politique.
Mais on n’aborde pas les textes bibliques avec naïveté. Il faut tenir compte de cet avertissement :
« À interroger la Torah sur le sujet de la ville, on rencontre deux problèmes.
Le premier est qu’on n’a jamais construit de ville selon la Torah. C’est donc d’un modèle « théorique » qu’il sera question.
Le second problème est que les grands textes de la tradition juive ne livrent pas de modèle explicite de la ville. Il faut donc solliciter ces textes, extraire ce modèle à partir de réflexions sur les exigences de vie selon la Torah. »
(Beer Moshé – Beith Hamidrash de l’Association pour le Développement de l’Étude. La Ville dans la Torah.) [Photocopie] p. 5
Voyons cependant. Tentons un essai au départ d’un texte de la Genèse dans lequel on peut lire l’assassinat d’Abel par son frère Caïn. Mais, la suite du texte annonce bien autre chose…
[Gn 4, 1-22]
« Caïn … devint un constructeur de ville et il donna à la ville le nom de son fils, Hénok. » [ Gn 4, 17]
Voici sans aucun doute une bonne idée! Mais comment arrive-t-elle à l’esprit du prénommé Caïn qui est le premier né de la deuxième génération de l’humanité, le fils d’Ève et d’Adam ?
Ces deux-là ont désobéi à leur Créateur qui les a chassés du Paradis. Ce n’est pas bien de désobéir à Celui qui a tout donné. La vie d’abord. Puis des pouvoirs illimités sur tout ce qui les entourent, sur tout l’univers. Tout leur est subordonné, accessible à leur seule jouissance.
Avec cependant une réserve, gênante, qui gâche l’ambiance. Le bonheur réclame la jouissance complète, la mise à disposition de tout. Une simple limite devient obsédante. La liberté n’est pas entière car il subsiste – menaçante – une autorité extérieure, exigeante, suspicieuse.
Qui a prévenu : « tout ce que vous voudrez mais pas ça! ». « Ça » c’est acquérir la connaissance du « bien et du mal » [Gn 3, 5], « l’entendement »[Gn 3, 6].
C’est justement ce qu’ils veulent, dans la recherche d’une certaine égalité : échapper à cette limite. Et ils oseront : comme des anarchistes, ils veulent tout et tout de suite.
La désobéissance se paie cash. Dehors: au travail, à la douleur, à la mort[2] ! Ils avaient été dûment prévenus. Et il n’y aura pas de marche arrière : le Paradis (riche jardin que le Créateur a planté lui même [Gn 2, 8], est gardé par des soldats armés [Gn 3, 24].
L’histoire des hommes commence. Elle commence mal. Pour leur descendance, même régime : le travail, la douleur et la mort.
Adam et Ève auront deux fils (connus). Caïn, l’aîné, peine sur des champs arides ; Abel élève du petit bétail. Dans les familles, le dernier-né est souvent plus choyé par les parents … ce qui irrite les aînés. Caïn et Abel n’ont pas de bonnes relations entre eux : leurs taquineries deviennent vite des jeux de mains. Les parents parfois apprécient plus les cadeaux de l’un que ceux de l’autre. Ce qui peut faire naître un sentiment d’injustice. Et aussi l’envie et la jalousie. Qui peuvent tourner au drame.
Le Créateur préfère l’offrande d’Abel. On ne sait pourquoi ! Mais Caïn s’irrite de l’injustice du Créateur, des reproches et conseils de Celui-ci… [Gn 4, 6] et se venge sur son frère, le tue « sans préméditation » dans une bagarre qui tourne mal, loin des yeux des parents.
Caïn n’est pas condamné à la mort (son acte est accidentel), mais à l’errance dans le désert, à perpétuité. Ses parents avaient perdu le Paradis, lui descend encore plus bas. Les transgressions se paient.
Caïn s’enfuit, la conscience envahie par sa condamnation, craignant la mort : le crime appelle sanction [Gn 4, 11-16].
Où va-t-il ? Il est contraint au désert, le Paradis est fermé depuis longtemps, la maison familiale aussi.
Mais comment vivre dans un désert, dans une jungle, dans une forêt ? Que boire et manger ? Où dormir ? Et si jamais d’autres hommes sont croisés, que faire ? Que feront-ils ? Nous connaissons – au moins par sympathie – les problèmes de l’exil, les drames de l’immigration.
Caïn est un errant, un SDF sans papier ! L’errance dans le désert (comme partout ailleurs) est une horreur. Elle ne peut conduire qu’à la mort ou à l’esclavage. Caïn refuse ce statut, ce destin.
Il lui faut d’abord sortir de la solitude. Caïn trouve femme (Où dans ce désert ?) et lui fait un enfant. Un garçon qu’il appelle Hénok.
Avoir femme et enfant n’est pas une mince affaire. Il convient d’assurer leur survie, leur sécurité. Car sans cela, la condamnation de l’un à l’errance devient une condamnation collective ! Mais où et comment se fixer ? Afin d’assurer protection contre les agressions de la nature et les attaques des hommes. Et produire et conserver de quoi boire et manger.
Quel modèle Caïn peut-il avoir sous les yeux, surtout si la population entre temps a crû (ce que la Bible ne dit pas). Le Créateur a extrait les ressources nécessaires à la création du monde de sa seule volonté : le mystère reste entier. Il a aussi « planté un jardin » [Gn 2,8]. Ce jardin devait être clos puisque ses portes sont gardées par des hommes/femmes armés afin d’empêcher tout accès. Accès à quoi ? À l’arbre de la connaissance du bien et du mal : à la capacité de choisir, de décider, d’être politique !
Caïn (ayant vu de l’extérieur le Paradis) découvre donc le moyen technique de la sécurité : le mur, les portes, les gardiens. L’enclos à concevoir doit accueillir les femmes et les hommes, les fruits de l’agriculture et de l’élevage…et pour cela, il faut des logements, des lieux de réserve…
Mais accueillir ne veut pas dire emprisonner. L’enclos permet le va-et-vient par des portes surveillées. Ce qui exige : une organisation administrative, une police, une douane… Une préoccupation centrale se fait jour : l’eau qui conditionne la vie des hommes et du bétail, nécessaires à l’édification des bâtiments (bois de charpente, pierres, terres), aux transports par canaux…[3]
Au final : Caïn a bâti une ville. Il vient d’inventer et de réaliser ce qui permettra la rupture d’avec l’état de nature, d’avec la vie dans la nature. La civilisation démarre ici.
L’univers est né de l’injonction d’un Créateur (Dieu dit : « Que … » [Gn 1, 3-24] agissant librement.) La ville est l’œuvre de l’homme obligé par sa survie. Et dans le cas précisément de Caïn, la ville est révolte et transgression, refus et résistance, insoumission et affranchissement. Car ce n’était pas là qu’il fut envoyé.
La cité sainte, la Jérusalem nouvelle, descend du Créateur[4] ; la ville monte de l’homme. Elle est la gloire de l’homme. Elle est chair et esprit. Quelle énergie a-t-il fallu déployer !
Caïn, fier de sa création comme il est fier de son premier fils, lie les deux avenirs en un seul vocable : Hénok et ville sont unis pour assurer le souvenir et la permanence :
« Caïn … devint un constructeur de ville et il donna à la ville le nom de son fils, Hénok. » [ Gn 4, 17].
Hénok-ville… Toutes les autorités au pouvoir en ont fait autant : Alexandrie, Léopold-ville, Stanley-ville, Stalin-grad,….
À part le fait lui-même, de Hénok-ville on ne sait rien[5].
Tout échappe: localisation, taille, formes, fonctions commerciales, relations avec les périphéries agricoles, mise en réseau avec les autres villes, équipements voyers, sanitaires, hiérarchie socio-culturelle, rites religieux… ? Interne, édifices religieux, administratifs, règlements de voirie, la police criminelle…
Pourtant, le texte est clair : il y a une ville appelée Hénok [Gn 4, 17]. Le geste de Caïn – sa rébellion et la ville – vont intriguer bien des commentateurs, à travers les siècles.
Philon d’Alexandrie : (-20 à +54) s’étonne de la nécessité d’une ville pour abriter trois personnes (Caïn, sa femme et Hénok) quand une hutte ou une grotte suffirait. (De posteritate Caini § 49)
Idem chez Didyme l’Aveugle (313-398), Sur la Genèse 4.17 § 138.
Et, de plus Philon écrira « Un seul homme pouvait-il en même temps… tailler les arbres, travailler le fer et le bronze, jeter autour de la ville une haute ceinture de murailles, élever des propylées,… des temples, … des maisons et tous les édifices publics et privés … détourner les égouts … élargir les passages réservés, installer des fontaines … tout ce dont la ville a besoin ? » [De Posteritate Caini § 50 passim]
Pour Philon, Caïn matérialise par la ville l’orgueil des hommes (ainsi qui ferait la construction de Babel § 53).
Flavius Josèphe (38-100) ajoute que Caïn « … fut le premier à établir un cadastre de la terre et à construire une ville ; il la fortifia par des murailles et obligea ses habitants à s’assembler en un même lieu. Il appelle cette ville Hénok, du nom de son fils aîné Hénok. » [ Les antiquités juives. Livre I, 62 ]. Ce commentaire est précédé par : « Caïn mit fin à l’insouciance où vivaient les hommes auparavant en inventant les poids et mesures : il changea en cupidité la vie franche et généreuse que l’on menait grâce à l’ignorance de ces choses (61) »[6].
Augustin d’Hippone (354-430) s’interroge aussi sur l’édification de la ville par le seul Caïn : « …avec un seul homme on ne pouvait alors constituer une ville, elle qui n’est pas autre chose qu’une multitude d’hommes réunis par un lien de société. » [La Cité de Dieu XV] Pour lui, la ville s’est construite lentement au fur et à mesure des naissances, et grâce à la longévité des femmes et des hommes. (Ce qui accroît la main d’œuvre disponible !) L’attribution du nom d’Hénok fut plus tardive, sans doute le fait de quelqu’un d’autre que Caïn. Mais cette hypothèse ne change pas la face du monde.
Jean Calvin (1509-1564) revient sur la question de l’édification qui lui paraît invraisemblable : « d’où c’est que Caïn a pu employer des maçons et des ouvriers pour bâtir cette ville, et d’où il a amené des citoyens pour s’y tenir… [dans cette ville…]bâtie de pierres de taille, avec grand art, à grandes dépenses, et qu’on a mis longtemps à édifier. » (Le livre de la Genèse §17)[7].
Mais cette édification est bien là : une innovation suscitée pour vivre face à une terrible transgression : la mort d’un homme donnée par un autre homme. Il ne peut réparer ; mais il doit vivre – comme pour tourner la page. Comme les peuples font dans les après-guerre.
Mais cet acte – la ville – est aussi une transgression, un refus de se soumettre aux termes de la condamnation. La ville est le moyen, mais le remède qui va produire davantage que la consolation, que l’oubli, que la sécurité.
Le monde va changer :
« …De même que l’histoire commence avec le meurtre d’Abel, de même la civilisation commence par la ville, et tout ce qu’elle représente. » [Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification de la Grande Ville, p.31]
La civilisation donne aux mains de l’homme la capacité d’assurer son avenir, sa survie. Encore faut-il agir, y travailler, y œuvrer. Physiquement, la ville est un objet. Hénok-ville est une auto-production technique. La nécessité de disposer d’hommes de métier n’a pas échappé aux auteurs de la Bible. Mais ils en font un petit inventaire après l’achèvement, comme pour servir d’exemple pour les constructions /fondations futures. La liste évoque les premiers maîtres, éducateurs des générations suivantes
- pour y assurer l’alimentation (et sans doute le commerce) : « Yabal, l’ancêtre de ceux qui vivent sous la tente et avec les troupeaux » [Gn 4, 20]
- pour le travail des métaux : « Tubal-Caïn, l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer » [Gn 4, 22]
La liste est bien incomplète : pas de charpentier, pas de maçon, pas d’architecte…
Toutefois une présence qui fait décrocher des nécessités de traiter la matière, le matériau de la ville. Un bien produit par elle, la culture :
- « Yubal : l’ancêtre de tous ceux qui jouent de la lyre et du chalumeau »[Gn 4, 21]
Cette liste de métiers renvoie à celle que Platon propose au fondement d’une cité, pour la satisfaction des besoins. Besoin de nourriture, de logement, d’habit, de chaussure, outillage,… satisfaits par une forte productivité reposant sur une grande spécialisation :
« Ce qui donne naissance à une cité… c’est … l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de chose… ? nourriture… logement… maçon… cordonnier… charpenter… forgeron… tisserand… fournisseurs… commerçants… navigateurs… » (La République, passim)
L’association en un lieu de ces multiples et divers professionnels fondent une cité dans laquelle se pratiquent les échanges commerciaux entre villes en réseau. Interpellé sur le matérialisme de cette cité, « si tu fondais une cité de pourceaux,…, les engraisserais-tu autrement ? »[120] Socrate étend la production à la culture (musique, peinture, littérature,…) y compris les industries de luxe. Mais Platon face à la croissance des besoins des habitants d’une ville se développant reconnaît la nécessité de la guerre d’expansion territoriale.
La naissance de la ville est ainsi perçue au travers des siècles comme justifiée par la recherche de la sécurité dans une nation hostile (et des tensions humaines incontrôlées – Hobbes) et comme productrice de culture – ce qui n’écarte pas le danger de la guerre.
La création de Hénok-ville ouvre des perspectives optimistes cependant. Car elle ouvre à la démocratie. Elle ouvre, cela ne veut pas dire qu’elle offre sur un plateau un système politique achevé et parfait. La démocratie se construit dans un long processus d’arrachement à la famille, au clan, à la tribu, à la religion… et à soi-même. Processus millénaire inachevé. Résultat fragile… Le roi-philosophe de Platon est-il autre qu’un dictateur ?
La ville peut n’être qu’un corps physique regroupant des femmes et des hommes « politiquement silencieux ». Cette ville n’est pas complète : elle rate sa vocation de libérer l’individu dans l’égalité. Cette ville n’est pas encore une Cité : Reprenons Euripide pour marquer la différence (Les suppliantes, 425-440) :
« Pour un peuple il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi, c’est sa chose. Donc, plus d’égalité, tandis que sous l’empire de lois écrites, pauvre et riche ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à la liberté, elle est dans ces paroles : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ? ». Lors, à son gré, chacun peut briller… ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ? ».
Ce texte d’Euripide, écrit des dizaines de siècles après la fondation de Hénok-ville, introduit à une démocratie politique que sans doute Caïn n’a pas instituée. Peut-être ne pouvait-elle pas encore être pensée ni revendiquée. Et Euripide lui-même ne pouvait pas ignorer que l’égalité et la liberté ne se vivaient pas pour tous face au tyran. Il faudra encore des siècles de travail intellectuel et politique pour établir que l’égalité repose sur la jouissance de ressources économiques d’une part et sur l’équilibre psychologique de chaque individu d’autre part. Marx et Freud devront d’abord être entendu. Et la liberté que Harvey Cox définit si parfaitement comme « une sorte de pouvoir sur le pouvoir » (La cité séculière, p. 195) pourra enfin être en mesure de s’exercer.
Ainsi pourra naître la Cité.
L’acte fondateur de Caïn ouvre la voie. Le navire a largué les amarres mais la navigation devra affronter des terribles tempêtes. Car une question ne semble par résolue par les textes bibliques : celle de l’autre, du différent, du croyant en d’autres dieux, poursuivant d’autres rites et d’autres normes. C’est la question de l’altérité dans la ville qui est d’ailleurs au centre de la question urbaine contemporaine.
Le mythe de Hénok-la-ville ne répond pas. Mais cette première avancée de la civilisation disparaître sous les eaux du Déluge, condamnée avec tout le reste de la terre sous l’accusation d’être « …pleine de violence à cause des hommes » [Gn 6,13], elle disparaîtra. Le Créateur ne sauve que sa propre création, non la ville : une sorte d’île flottante sauvera une famille dont le chef est vu comme « …juste, intègre parmi les hommes » et … marchant devant Dieu » [Gn 6,9]. Un homme soumis et obéissant. L’inverse de Caïn.
Cet épisode renvoie à la liberté de croire autrement ou de ne pas croire. Et à la condamnation de tout choix non conforme.
Babel la ville-tour ne pourra pas devenir « autre » non plus. Plus tard Sodome et Gomorrhe n’échapperont pas plus à l’impossibilité de leur liberté.
René Schoonbrodt[8]
[1] Rue Descartes, 2009, n°63, pp 63-71
[2] Notons que le Créateur ne les expédie pas « tout nus » – ou avec leur seul pagne confectionné de feuilles de figuier cousues [Gn 3, 7] – mais Il leur confectionne et leur donne « des tuniques de peau » [Gn 3, 21]. Une petite aide avant le grand voyage. 4
[3] Voir : Jean-Claude Margueron, Cités invisibles. La naissance de l’urbanisme au Proche-Orient ancien, Approche archéologique, Geuthner, 642 p.
[4] Apocalypse, 21, 2.
[5] Si le meurtre de Abel par Caïn a suscité de multiples représentations artistiques, la construction de Hénok-ville n’a guère inspiré. Je n’ai personnellement jamais trouvé que la gravure de Julius Schnorr von Carolsfeld (1794-1872).
[6] Est-ce trop hardi de considérer que Caïn en créant la ville a donné naissance à la propriété privée et aux moyens de la mesurer et de l’évaluer ? Ce faisant, il aurait brisé la vie communautaire « où tout est à tous ». Mais du même coup, a mis en place un des moteurs du développement urbain ainsi que les bases des conflits familiaux, entre classes sociales, entre États.
[7] Les auteurs anciens ont été sélectionnés par le Professeur Luciani de l’Université Catholique de Louvain.
[8] L’approche du texte biblique n’est pas ici celle d’un exégète ni d’un théologien ; mais d’un sociologue-militant qui lit le texte « au présent », hors contexte historique ou religieux, avec un respect tant pour le texte que pour la valeur qui lui est accordée.La ville est perçue comme un droit, comme un devoir d’agir et comme une nécessité politique, sociale et écologique
Tenendo in disparte la componente sociale e collettiva dell’invidia, e quindi anche l’evoluzione della sua percezione nel trapasso da una societa’ agricola e cattolica ad una capitalistica e consumistica, restiamo per il momento sulla sua dimensione puramente individuale.
Ultima ad essere aggiunta nel settenario, l’invidia si differenzia da altri vizi in quanto non porta al soggetto un piacere o un vantaggio asseritamente eccessivi (cfr. gola, lussuria, avarizia etc.), bensi’ una condizione penosa di dolore sordo e intenso: il dolore avvertito per il bene degli altri.
L’invidioso vede nel bene degli altri un male per se stesso (Tommaso, Summa Theologiae).
Si tratta di una condizione dolorosa prodotta dalla distorsione sistematica della realta’; tale accecamento affonda peraltro le radici nella sua etimologia: in-video (si veda ad esempio il contrappasso dantesco riservato ai dannati invidiosi).
Una sofferenza che puo’ spingersi anche verso forme autolesionistiche.
A questo proposito ecco un exemplum, davvero parlante, di Giovanni di Salisbury (Policraticus).
Un re domanda a due uomini, uno avaro e l’altro invidioso, di chiedergli cio’ che vogliono, affinche’ possa esaudire il loro desiderio.
Sappiano pero’ i due che cio’ che il primo chiedera’, sara’ dato anche al secondo in misura doppia.
L’avaro decide di non rispondere per primo, sperando di veder raddoppiata la sua parte; l’invidioso si interroga a lungo e alla fine chiede al re che gli venga tolto un occhio: in tal modo all’avaro ne verranno tolti due ed egli potra’ vantare sull’altro una sia pur miseranda superiorita’.
LS